Dans le kaléidoscope: langage sonore face au langage écrit-imagé et la loterie corona, à la portée de tous…Part II
Cher M.,
2ième registre
Entrée en la matière et enlisement
J’espère que tu vas bien ainsi que les tiens. Je suis “sur le valises ” dans un état de moyenne hystérie, binôme qui est pour moi presque une seconde nature même si je ne vais nulle part. Cette fois-ci je vais en Roumanie et sous peu. Six jours…
Alors pourquoi cette lettre? Elle me tournoyait dans la tête depuis deux mois déjà après avoir eu une grande révélation en achevant la lecture du premier Manga de ma vie. Cette expérience, californienne of course, se réclamait d’une autre légèrement différente mais structurellement apparentée qui eut lieu en Inde quelque onze ans auparavant. Je me trouvais la nuit à Bhopal, dans l’état de Madhya Pradesh. La ville est un nœud de chemin de fer et, même après l’amputation islamique du rigueur, elle est le nombril du sous-continent géant . Je tergiversais en marge d’ une large chaussée, chichement illuminée par quelques quelque réverbères a bout du souffle, sur laquelle avançait un torrent menaçant, une tumultueuse cavalcade de camions, voitures, cyclistes, motocyclistes, cavaliers, chariots et chameaux, infirmes dans de petits carrosses de production artisanale et piétons du genre fourmis noires. Il n’y avait pas de pachydermes,
je suis positif ( on ne peut pas se tromper quant à leur trompe). Dans la fumée bleu-noire, irrégulièrement tachetée par des condensations jaunâtres de sable urbain tiède et de poussière gris perle de débris macérés s’écoulait, rampait, se déversait et même se précipitait quelques fois, un magma hétéroclite et paradoxalement fusionnel de formes mécaniques et animales. Le cyborg en mouvement faisait sentir sa présence avec autorité dans une inaltérable progression. Probablement allait-il dans les deux sens mais je n’en sentais qu’un. Il fallait, revenons sur terre, mon fils était avec moi, se jeter dans les flots, traverser le Maelstrom (ou la Mer Rouge si on aime les chemins battus) à force de membres alertes et d’inspiration combattante car on devait arriver coute que coute à la gare (Bhopal Junction), qu’on devinait massive et menaçante quoique floue dans la demi-obscurité. Mais il n’y avait ni gué ni guet, pour assurer un passage sans ambage pour piétons craintifs (au moins un).
Déjà au cours de mon premier séjour en Inde je me suis rendu compte que les scribes de guides de voyage, forts en thème d’ailleurs, détaillant les particularités du trafic routier le désignaient comme chaotique et générateur de la plus tonitruante cacophonie, insupportable même pour les tympans endurcis. Progressivement sourd moi-même le boucan me laissait indifférent d’autant plus que je me suis rendu compte que les écrivaillons se fourraient, si j’ose dire, le doigt dans l’œil. Il m’est apparu de façon indubitable, c’est mon avis et je le partage, que sous l’apparence d’une cacophonie mentalement anarchique et auditivement terrorisante se cachait un formidable système de communication, un réseau vivant, total et immédiat, où tout le monde transmettait à tout le monde, continuellement, sa position et son intention. Une note de plus, mais d’importance capitale: la communication avait lieu légèrement sous le niveau de la conscience. Chacun écoute et réagit tout en pensant à autre chose. La coopération est totale. Sur le panneau arrière des camions est écrit : « use the horn, please ». Les mastodontes ralentissent et se serrent de côté pour laisser passer le rickshaw ou le corbillard…Vive la communication du réseau anonyme, donc.
A Bhopal j’ai eu la chance inouïe de vérifier ma théorie, mes lumières si on veut, quoique j’ai dû combattre quelques appréhensions parasites. Mon fils, partisan de la philosophie appliquée me dit : – Allons-y, ILS VONT RALENTIR…Je n’avais plus d’alternative, il a fallu sauver la face et je me suis jeté a l’eau…Ils ont ralenti et nous passâmes indemnes. Il ne faut pas essayer ceci en France ou en Roumanie, c’est le suicide, pas assisté, mais assuré à cent pourcent. Dans les pays latins on ne plaisante pas avec les lois de la circulation.
Fin du premier episode. Je ferai de mon mieux pour écourter le second. Je me trouve à Sunnyvale chez mon fils, dans le cœur, le nombril si on veut (Bhopal en était un autre) enfin au centre de la Silicon Valley où je déniche un Manga en français. Encore une ironie du destin, car après un long voyage au Japon, je suis revenu en France avec l’idée de faire une affaire d’importation cum traduction de cette pléthorique littérature de gare qui se vend si bien. Mes idées quoique solidement ancrées dans une réalité pédestre ne visant à aucun redressement de torts, justice sociale, égalité du sexe et des sexes ou attendrissement du langage sont d’une motivation mercantile crasse. Elles n’ont qu’un petit défaut. Elles restent au stade de projet, virent à la rêvasserie, s’endorment rapidement et disparaissent dans la fosse sans fond des espoirs inassouvis. Ceci dit, tout en désirant assurer l’assise et l’avenir de mes enfants (mica male, ils s’en sont très bien chargés eux-mêmes) je n’ai pas poussé la curiosité ou l’intérêt plus loin que de feuilleter un ou deux Mangas de ma vie. L’exemplaire que j’ai trouvé chez mon fils attira mon attention à cause du titre, IKIGAMI ou PREAVIS DE MORT. Il me rappela derechef le Marquez Cronica de una muerte anunciada et pourquoi pas ? mon propre ultime et terminal manifeste : From the death row. Le pastiche japonais, en est-il un ? Il se peut bien. Ils furent des imitateurs inégalables tout au long de leur histoire jusqu’à se recycler récemment dans l’original ! Chassez le naturel il revient..etc Mais revenons à nos moutons. Dans le Préavis de Mort la trame est apparemment simple mais ses implications sont bien complexes avec des références à la morale, à la raison d’Etat et aux droits de l’individu. La morale semble être le paramètre de l’existence rendue possible, sous condition, par Dieu. Comme ce n’est pas généralement le cas il se peut que Dieu, qui est en tout, soit aussi mêlé à l’immoralité des gens. D’ici a conclure que Dieu et Satan (qui est officiellement le patron de l’immoralité) ne font qu’un il n’y a qu’un pas. Gardons nous de le faire mais les Manichéistes pensaient déjà cela ! Quoiqu’il en soit dans mon Manga la morale est encore sur les remparts, quoique plus étendard que règle de comportement. Plus exactement elle est leurre et prétexte à la fois! Fut-elle jamais quelque chose d’autre?
Au niveau des faits concrets et solides dans une contrée qui pourrait bien être le Pays des Chrysanthèmes le Pouvoir se décide a prendre une mesure salutaire pour endiguer l’explosion démographique. Ainsi, on va tuer un certain nombre de jeunes gens, des males en herbe, par poison assez tôt dans leur existence afin d’empêcher qu’ils sèment à droite et à gauche le trop plein de leurs génitoires. Bien sûr, dans notre temps de violente égalité sexuelle, surtout au sein des équipes gouvernementales, on peut se demander si une formule plus équilibrée, disons un gentil fifty fifty ne serait pas préférable ? Mais comme j’aime incomparablement plus les femmes que les hommes je ne vois aucun mal à ce qu’il en reste davantage. Entre nous le narratif est assez cocasse car il est de notoriété publique que les Nippons sont en proie à un affaiblissement effrayant du désir sexuel. La baise (?!) est à la baisse ? Il parait, hélas, que c’est bien le cas. (Je te prie d’excuser, tout en rougissant d’être descendu si bas, cette incartade du langage mais je n’ai pas pu résister a l’appel de certaines résonances) Quant à la procréation, les Italiens, eux-mêmes en train de s’éteindre feront mine de multiplicateurs émérites par rapport aux fidèles d’Amaterasu. Ce que ces derniers ont jalousement gardé c’est la cruauté, l’élégance, le mépris pour les étrangers et la complexité ritualistique de l’action. Ainsi, avec probité et sadisme le Pouvoir s’évertue d’informer d’une manière ou d’une autre les élus de leurs destinée mais sans leur en donner tout à fait la certitude. Un certain souci démentiel pour défendre la privauté a tout prix, caractéristique de notre époque où bientôt l’urinal va nous dire « nous ferons tout pour oublier le sujet de votre visite et vos données personnelles » rend le déroulement du processus de A à Z impossible à suivre dans sa totalité même par les agences exécutives en charge. Ces agences devraient appartenir, à mon sens, à la police criminelle qui comme son nom l’indique, excelle dans l’excès. En conclusion cette action, à la fois hygiénique et sociale, prend chez ces maniaques du culte, la forme d’une structure active ou s’allient à des taux variables cauchemar et obsession, sadisme et secret, calcul des probabilités et violence émotionnelle. Le livre brulera les doigts du lecteur passionné et indignera jusqu’au trognon la rate du bourgeois bohème, libéral et révolutionnaire. Mal habitué au dialecte et à la mode Manga j’ai effectué la lecture, en sauts de carpe, c’est-à-dire ici et là, en avant et en arrière jusqu’à ce que j’ai flairé un rat. Le rat est coriace et intelligent, me suis-je dit. Il va m’inspirer. Mon approche désordonnée m’offrit la clef de l’énigme, car il y en avait une et ce n’était pas l’histoire. D’ailleurs à la première lecture je n’ai pas compris grand chose. Il y avait deux potes musiciens. Un devait mourir, ou peut-être était-il mort déjà. S’il n’était pas mort il souffrait l’enfer. Il y avait aussi une histoire des contrats avec une maison de disques et, par le plus grand hasard, des détails inquiétants sur l’action maléfique de laboratoires du genre Wuhan. L’écriture même était d’une grande bizarrerie. Aucune phrase ne dépassait quatre ou cinq mots mais il en avait pas mal avec un seul. On aurait dit des formules ou des expectorations. Elles se répétaient parfois ou se situaient dans des endroits saugrenus à travers le narratif. Et pourtant ils –ces mots ou elles –ces phrases, portèrent l’histoire vers un dénouement quelconque. Il y avait souvent des mots avec des lettres arbitrairement réitérées, quelques fois déformées ou de facture inégale qui semblaient par suggestion sonore ou graphique enrichir la fonction informative. Apollinaire nous voilà ! Les personnages parlent fréquemment tous à la fois, se taisent en chorus, font de la figuration intelligente ou ils disparaissaient ou apparaissaient abruptement. Comparé au véhicule visuel, l’écriture occupe une surface infime. Les dessins, en noir et blanc, à l’ origine probablement à l’encre de Chine, me parurent d’une qualité visuelle exceptionnelle. Ils s’inspiraient du format de l’ancienne gravure sur bois mais leur charge émotionnelle et leur envol dynamique est tout à fait moderne. Ils renforcent, complètent ou parfois se substituent au message écrit. Le dessin n’accompagne pas l’écriture. Ecriture et dessin s’allient et se combinent dans ce pays où l’écriture pendant longtemps fut dessin ou elle ne fut pas ! Toute cette synchronicité, cette vibration contenue mais permanente d’un réseau de mots et d’ images me rappelait quelque chose…Le rat revient sur la pointe de ses griffes, les poils argentés de son museau frémissent. Eureka !
L’odeur, les sons et les couleurs de Bhopal Junction reviennent dans ma mémoire. Le réseau de communication expansif, mouvant et continuel agissant sur la lisière entre le conscient et l’inconscient par des paquets d’informations tronquées est un paradigme se manifestant avec un egal bonheur dans des macro ou micro modes. On reconnait ainsi dans ce MANGA la facture et la présence simultanée d’un état de communication qui permet la transmission d’un message à lectures multiples. Eventuellement l’histoire n’est qu’un prétexte, le media c’est le message, parfaitement assemblé avec une cohérence flexible, organique et indélébile. Tout le monde est au courant de tout et de rien, mais le réseau fonctionne et il notifie que le règne de la communication sans bornes commence. On n’a plus besoin de fil conducteur, de gué ou de pilote, il faut simplement s’aboucher au réseau comme une voiture électrique à une prise femelle.
On va sous peu comprendre les dauphins, les éléphants et les rotifères et que sais-je (?) sur la lancée on va finir par s’ auto-saisir !!!. Je ne sais plus si cela est tout à fait désirable. Et puis, cinq mois après cette expérience initiatique, les souvenirs palissent, se brouillent, s’effacent. Je n’arrive plus à combattre un sentiment de doute à l’égard de mes propres (soyons honnêtes!) spéculations pendant que la progression galopante de la pandémie annonce une seconde disparition des Néanderthaliens. Sauve qui peut !
Bien à toi,
The Wanderer